11 sept. 2023

L’approche de Palo Alto peut-elle contribuer à rendre le monde meilleur ?

Crise écologique : il est urgent de ne rien faire !

Nous vivons une crise écologique d’une ampleur effarante. 
Je ne ferai pas ici la liste bien trop longue des problèmes que recouvre l’expression « crise écologique », des multiples pollutions, du réchauffement climatique, ou de la 6ème extinction des espèces. Je n’en mentionnerai qu’une des conséquences possibles : la disparition de l’humanité à brève échéance.  
Mon hypothèse est que cette crise écologique entraîne aussi une crise épistémologique, et que c’est à ce niveau que l’approche de Palo Alto peut avoir une influence. 

Crise écologique et crise épistémologique

Par épistémologie, j’entends ici l’ensemble des croyances culturelles qui sous-tendent notre pensée et gouvernent notre relation au monde. De ce point de vue, face à l’imminence du désastre, les choses sont en train de changer : même si cela reste un courant marginal, de plus en plus de personnes prennent conscience de la nécessité de changer de rapport au monde. 
Il m’est arrivé d’entendre parler aux infos de « problème systémique », de « processus à rétroaction positive », voire même de la nécessité de revoir « l’opposition entre nature et culture » etc. 
Bref, les choses bougent, mais une alternative cohérente tarde à émerger. 
Nous vivons une crise de la pensée, une sorte de combat entre une épistémologie obsolète, héritée de la révolution industrielle, et une nouvelle épistémologie qui se cherche une forme. 
La nécessité de changer certaines de nos croyances se fait sentir avec de plus en plus d’acuité.
Or, ces croyances reposent sur certains fondamentaux, ce que Bateson appelait des prémisses épistémologiques. 
Il n’a eu de cesse d’attirer notre attention sur les dangers engendrés par des prémisses épistémologiques erronées et leurs effets sur l’homme et son environnement. À bien des égards, on peut le considérer comme un précurseur des actuels lanceurs d’alerte. On peut voir son œuvre comme un plaidoyer pour une écologie de l’esprit, pour reprendre le titre d’un de ses ouvrages. 

Dans le 2e tome de l’écologie de l’esprit, on trouve un article, intitulé « les racines de la crise écologique ». Cet article est daté de 1970, il a donc plus d’un demi-siècle. Le propos est d’autant plus visionnaire qu’à cette époque, les feedbacks de Dame Nature face aux agressions de la civilisation industrielle étaient moins visibles qu’ils ne le sont actuellement.  Dans cet article, Bateson avance que les causes profondes de cette crise relèvent, je le cite, « de l’action combinée : 

            a) du progrès technologique ;
            b) de la croissance démographique ; 
            et c) des idées conventionnelles (mais fausses) sur la nature de l’homme et sa relation avec l’environnement ».

Les racines de la crise écologique selon Bateson

Ces trois facteurs, nous dit-il, sont interactifs : le progrès technologique (par exemple en médecine) favorise l’accroissement de la population, qui lui-même renforce notre hubris, lequel nous pousse à vouloir maîtriser davantage notre environnement, à grand renfort de technologie.
Voilà un cercle vicieux bien inquiétant. Cependant, puisqu’il y a interaction, et donc interdépendance, nous pouvons avoir l’optimisme de croire qu’en modifiant un des ces trois facteurs, nous pouvons avoir une influence positive sur les deux autres, et amorcer ainsi un virage à 180°. 
C’est au niveau du 3e point, celui de nos idées fausses sur nous-mêmes et sur notre environnement, que notre modèle peut jouer un rôle utile. Il peut nous aider à penser autrement. Selon Bateson, les problèmes les plus importants en ce monde viennent d’une différence entre la façon dont les hommes pensent et la façon dont la nature fonctionne.
Nous pouvons donc imaginer que réduire cet écart pourrait avoir un effet salutaire sur nos problèmes. 

" Notre tâche la plus urgente est d’apprendre à penser autrement "  Gregory Bateson

Alors, quelles sont, selon lui, ces idées conventionnelles mais fausses ? 

Elles sont nombreuses : 

1)   La principale est sans doute la perception que nous avons de nous-mêmes.  Nous nous percevons comme des individus mus par notre propre volonté, maîtres de notre destinée. Certes, se considérer comme responsable de soi nous honore, mais c’est un peu court. Car cela nous isole. Si mon existence ne dépend que de moi, ma relation aux autres et ma relation au monde deviennent négligeables, ou pire: des obstacles. Cet individualisme nous conduit à nous percevoir comme des entités isolées, séparées les unes des autres, séparées de notre environnement, extérieures à lui. Ainsi, l’expression « il y a l’homme et la nature » ne choque guère. Pourtant, si je disais « il y a la truite et la nature », cela ferait sourire. Nous considérons que la truite est dedans, et que nous sommes dehors. Nous commettons là une erreur de niveau logique : nous ne sommes pas extérieurs au monde (où nous serions alors ? ), nous sommes dedans ! Conséquence de tout cela, nous perdons de vue ce qui est l’essence de notre modèle : la relation. Dès le début de sa carrière, lorsque, biologiste, il s’intéressait aux théories de l’évolution, Bateson plaidait pour un changement de l’unité d’analyse : Non plus l’individu pris isolément, mais l’individu plus l’environnement. 

C’est en cela que notre modèle peut être utile pour une pensée radicalement écologique : en passant d’une pensée de l’individu à une pensée de la relation. 

De l’individu à la relation…

2)   Autre erreur épistémologique : par le contrôle de l’environnement, nous pouvons atteindre nos objectifs.
Nous ne nous percevons pas seulement extérieurs à la nature, nous nous croyons aussi supérieurs à elle, aux autres êtres vivants qui la constituent. Nous avons obéi à l'injonction divine de nous rendre maîtres et possesseurs de la nature. Nous avons agi dans l'illusion que nous pouvions la contrôler et en disposer à notre guise. La cruauté dont nous faisons preuve à propos des animaux d'élevage, de leur naissance à leur abattage, est inouïe. Nous ne les considérons plus comme des êtres vivants sensibles mais comme de simples biens que l’on produit et consomme à volonté. 
À cette idée fausse - nous pouvons contrôler notre environnement et le façonner à notre guise - l'approche de Palo Alto nous invite à en substituer une autre, celle d'un individu relié à son environnement, dans une relation intime d’étroite interdépendance. 

À l'idée de maîtrise de l’environnement, l’approche de Palo Alto nous invite à substituer celle d’interdépendance.

De la maîtrise de l’environnement à l’interdépendance

3)    La pensée linéaire et la poursuite de nos buts conscients.
Cette idée selon laquelle nous pouvons contrôler l’environnement pour atteindre nos objectifs renvoi au concept batesonien de but conscient. Bateson en dénonce vigoureusement les conséquences. Selon lui, les effets du but conscient sont de deux ordres :
          -       Premièrement, il entraîne une réduction de l’ouverture de la conscience : celle-ci se focalise sur l’objectif. Elle sélectionne l’information en fonction de son utilité pour la réalisation du but. Les informations perçues comme des moyens de se rapprocher du but seront sélectionnées, et toutes les autres passeront à l’arrière-plan. Tout ressemble à un marteau pour qui veut enfoncer un clou.  
          -       Deuxièmement, nous entrons dans une pensée linéaire. Pour atteindre nos buts, nous pensons par étapes : si je défriche la forêt, alors je pourrais planter du blé, si je plante du blé, alors je pourrai le récolter. Si j’ai une bonne récolte, alors je pourrai fabriquer beaucoup de pain, Si je creuse une mine de lithium, alors je pourrai construire des batteries, etc. SI A alors B, si B alors C, et ainsi de suite. La causalité est linéaire. A est la cause, B est l’effet. 

Le problème est que ce n’est pas ainsi que la Nature fonctionne

Les problèmes les importants en ce monde viennent d’une différence entre la façon dont la Nature fonctionne et la façon dont les hommes pensent

Bateson prend l’exemple du DDT, un insecticide puissant utilisé dans les années 50. Pulvérisé sur nos récoltes, il s’est propagé dans la chaîne alimentaire, contaminant au passage de nombreuses espèces vivantes, selon un processus maintenant bien connu, jusqu’à ce que nous le retrouvions dans nos aliments et même dans le lait maternel.  
Cela ne dissuada nullement les EU d’utiliser l’agent orange, un herbicide total à bonne teneur en dioxine, déversé par tonnes au Nord Viêt-Nam. Le raisonnement est toujours le même : si on détruit la forêt, alors on déloge la guérilla de ses cachettes. Actuellement, c’est un autre herbicide, le glysophate, qui fait débat…
Nous continuons à penser linéairement, alors que la nature fonctionne selon des chaînes de détermination circulaires : elle nous envoie ses feedbacks.  Actuellement, nous avons mis une technologie extrêmement puissante au service de nos but conscients, en démultipliant les effets. Le but conscient a tout pouvoir. 
 
Du but conscient...

À cette pensée linéaire, l’approche de Palo Alto nous invite à substituer une pensée en termes de causalité circulaire.  À penser en termes de feedback et à tenter de les anticiper : en quoi notre évolution affecte-t-elle les autres espèces vivantes ? et comment ces modifications vont-elles nous affecter en retour ?  Cette vision circulaire nous conduirait à penser l’homme en évolution non plus contre l’environnement, mais avec son environnement. Autrement dit, cela nous conduit à une pensée de la coévolution. 

... à la coévolution

La valorisation de l’action

À ces quelques prémisses lourdes de conséquences, j’en ajouterai une qui m’est apparue en prolongeant la réflexion à laquelle la lecture de Bateson m’a mené, à savoir notre tendance à valoriser l'action, en particulier l’action créatrice. Cette valorisation de l'action s'exprime de bien des façons : nous choisissons pour gouvernants des hommes d'action, nous admirons les actions héroïques, nous regardons des films d'action, etc. Peut-être est-ce là un héritage biblique, puisque tout a commencé par l'action la plus formidable qu'il soit : la création du monde. Dieu nous ayant créé à son image, nous sommes devenus des créateurs nous aussi. Mais il y a lieu de s'interroger sur le monde que nous avons créé. 

De ce point de vue, la pratique la thérapie brève mène à un constant intéressant : on ne règle pas les problèmes en agissant plus, on les règle en agissant moins. C'est en effet lorsque les patients renoncent à leurs tentatives de solution infructueuses que le problème se résout, ou mieux se dissout. Or, une tentative de solution est un effort volontaire et conscient pour résoudre le problème. Nous ferions bien de questionner ces notions d'effort, de forçage et de volontarisme.  Bien sûr, faire l'inverse de nos tentatives de solution implique aussi une action. Mais il s'agit d'une action d'un autre type : une action qui ne repose ni sur le volontarisme, ni sur un quelconque forçage. 

De l’agir au non-agir

Ce changement par le recours à une action minimale nous amène bien près d’un concept central de l'antique philosophie chinoise :  celui de non-agir, Wu-wei en chinois. Le temps me manque pour développer ce concept mais je dois dire qu'il m'a occasionné une désillusion : j'ai cru qu'il était synonyme de « ne rien foutre ». Hélas ce n'est pas de cela qu'il s'agit. D'ailleurs la traduction de Wu-wei par non-agir n'est peut-être pas des plus heureuses. Il y a encore de l'agir dans Wu-wei. L'expression désigne un type d'agir que nous n'avons pas réellement pensé en Occident : un agir exempt de forçage, une action qui consiste non pas à « plier » le monde selon notre volonté et nos buts conscients mais au contraire une action visant à utiliser le potentiel de la situation, les tendances porteuses, à les faire croître, pour réaliser les situations auxquelles nous aspirons. 

L’art du recadrage ?
De ce point de vue, le concept de décroissance, pour ne prendre qu’un exemple, me paraît une bonne idée ; encore est-elle mal exprimée. Ici aussi l'approche de Palo Alto pourrait être utile en pratiquant l'art du recadrage. La décroissance est en effet souvent perçue comme un appauvrissement, une privation, un triste renoncement à notre confort. Nous pourrions au contraire célébrer la fin de cette course effrénée aux biens de consommation et la place qu’elle laisse à un autre type de croissance ; une croissance en sagesse et en spiritualité. Spiritualité dans laquelle notre relation à la nature serait sacralisée.  Selon Lao-Tseu, la sagesse consiste à « ne rien faire ( pratiquer wu-wei), en sorte que tout soit fait ». Ainsi compris, le non-agir auquel renvoi l'approche de Palo Alto peut, face à la crise écologique, proposer un magnifique 180°. Car en poussant le raisonnement jusqu’au bout, nous en arrivons à une bien étrange conclusion : 

Il est urgent de ne rien faire !

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